Propos
À propos d’Ellen Kooï : une lecture d’Out of sight, un texte d'Eléonore Antzenberger, professeur de lettres et de philosophie de l'art aux universités de Nîmes et Montpellier.
Empreints d’une intime spiritualité, les personnages de l’artiste hollandaise Ellen Kooï semblent évadés d’une légende, condamnés à peupler des no man’s lands aux accents goethéens. Le tellurisme des sites est cependant tempéré par les éclairages, si fulgurants qu’ils en paraissent artificiels, qui leur concèdent une présence éthérée. L’artiste entraîne ainsi le regardeur dans un univers onirique, dévoré par une sourde mélancolie, où l’absurde se nuance d’une pointe de cruauté.
Ces saynètes d’apparence inoffensive semblent en effet hantées par des tensions souterraines, capables de faire basculer le sentiment du familier vers celui d’une inquiétante étrangeté.
Que les personnages soient seuls ou en groupe, leur constance soutenue fascine le regardeur. Souvent de dos et sanglé dans une attitude parfois hiératique, il se fond aux éléments, comme s’il n’était en définitive qu’un accessoire au décorum. Les représentations collectives, elles, se singularisent par leur troublante homogénéité; quel que soit le nombre de personnages présents, ils semblent tous n’être qu’un seul individu, décliné selon différentes postures. En témoigne Houtwielen, qui met en scène une troupe uniforme d’enfants encapuchonnés de noir, portant chacun un ballon rouge identique. À l’exception du personnage en premier plan qui se retourne vers l’objectif, tous sont de dos.
Ce cortège d’enfants interchangeables souligne ainsi la prégnance de la société sur l’individu. Personnages témoins, ces acteurs ont l’air d’observer les rituels structurant la collectivité comme si celle-ci était étrangère à l’espace, au temps et à eux-mêmes. Autre caractéristique des photos de groupe, l’absence de jeux de regards entre les protagonistes - le couple de fillettes dos à dos et reliées entre elles par l’extrémité de leur chevelure respective en est une manifestation extrême - Au contraire, les yeux se dérobent les uns aux autres, prenant la fuite vers un ailleurs qui échappe au regardeur.
Outre de faire jaillir un profond sentiment d’incommunicabilité, cette absence de proximité autre que physique instaure une dissociation entre l’image donnée au corps et l’intériorité « plausible » du personnage. Le trouble réside ainsi paradoxalement dans cette seule certitude : les personnages sont là, mais ils sont aussi, au même moment, ailleurs. Insidieusement donc, ils renvoient le regardeur à la vulnérabilité de son existence physique.